Le Chasselas du Léman – Article des Adresse du Voyageur par Pierre-Brice LEBRUN

Le Chasselas du Léman – Article des Adresse du Voyageur par Pierre-Brice LEBRUN

Perlant pour les uns, fendant pour les autres, il est le vin de soif par excellence, celui que l’on commande en déci, à l’apéro, au bar ou aux terrasses des brasseries de Genève, de Lausanne, de Vevey et de Montreux…

Emmanuel Heydens fait un beau métier : il est pas – seur de vin. Sa nouvelle devise ? Vivons heureux, vivons caché. Après avoir créé et dirigé la cave à vins la plus chaleureuse de Genève, où s’enchaînaient les soirées à thème, les dégustations et les conseils personnalisés, il s’est replié au premier étage d’un entrepôt discret du centre-ville et il a inventé la profession de coach œnologique : vous n’y connaissez pas grand-chose en vin, mais vous aimez le boire ? Vous n’avez pas le temps de faire le tour des caves, mais vous ne voulez pas acheter des bouteilles au hasard dans un rayon de supermarché, ou sur catalogue, sans le respirer ? En partant de votre vin préféré, le vin premier, comme il l’appelle, Emmanuel Heydens décrypte vos goûts et s’occupe de votre cave, il la développe sur mesure, en tenant compte de vos be – soins, de votre budget : le vin, c’est sa vie, il le connaît sur le bout du verre à pied. En Suisse, explique-t-il, on a une vraie culture de la vigne : n’importe quel village de la Côte a la sienne, et le café du coin ne vend que le vin de la commune, qui est toujours une fierté locale, une forme d’expression culturelle. Le chasselas permet de se régaler avec un truc tout simple, il peut donner des choses magnifiques qui pas – sent à la trappe parce que les consommateurs veulent des cépages plus aromatiques alors que, souvent, ils les servent trop frais, ou qu’ils ne savent pas les associer ! Des choses magnifiques ? Emmanuel Heydens ouvre une bouteille de son chasselas, le sien, son chasselas préféré, celui que Paul-Henri Saler encave à la ferme Félix de Mategnin, à Meyrin : avec un vin comme celui-ci, vous pouvez refaire le mon – de, vous devenez pote avec tout le café, vous prenez du bon temps sans vous poser d’inutiles questions… Le chasselas donne un vin rustique, un vin d’artisan, de copains, de paysans, un vin sympa qui ne prend pas la tête, pas un vin intello ! C’est vrai qu’il est bon, ce chasselas, avec sa touche vanillée et sa saveur prononcée de grain de raisin frais, mouillé de rosée. Le vin ramène à l’instant présent, dit Emmanuel, il est sincère, comme la vie, avec ses respirations et ses tensions.

Fendant ou perlant, choisissez votre canton !

Il n’est peut-être pas intellectuel, le chasselas, mais il est, du Léman, le cépage emblématique. N’essayez pas, en France, de trouver une bouteille de chasselas : il n’en reste que 3 000 hectares, en Alsace, en Savoie. Il a quasiment disparu des caveaux. Même au Château Chasselas, qui, dans le Mâconnais, surplombe le village éponyme, on ne trouve plus de chasselas : le vin blanc produit à Chasselas est de cépage chardonnay ! En Suisse, il s’accroche. Le chasselas, en France, vous avez plus de chances de le croiser à table : le fameux raisin de Moissac ? c’est du chasselas ! Et le chasselas doré de Thomery ? on le cultive et on le conserve selon une méthode originale, vieille de trois siècles, pour le consommer en hiver. Autour du Léman, jusqu’aux confins du voisin Valais, jusqu’aux sommets de Pays-d’Enhaut, le chasselas est la star des apéros : c’est le petit blanc du midi qui se boit entre amis. Si vous passez à l’improviste sur le coup des onze heures, onze heures et demie, on ouvrira, à Genève, une bouteille de perlant (le chasselas, minéral, est très légèrement pétillant), alors que, dans le Valais, on préfèrera une bouteille de fendant (les grains du chasselas, un rien croquants, se fendent sous la dent). On dit aussi que le fendant s’appelle fendant parce que la grêle le fend facilement et qu’ensuite, il pourrit. Fendant et perlant, c’est la même chose : tout dépend de quel côté de la frontière cantonale se cache le tire-bouchon (en Suisse, il y a toujours, pas loin, une frontière cantonale, et un tire-bouchon). Le chasselas accompagne volontiers les poissons du Lac, perches, féras, ombles chevaliers ou brochets (en Suisse, il y a toujours un lac pas loin, qu’on appelle le Lac, avec des poissons dedans, les poissons du Lac). Le chasselas se marie aussi, bien sûr, avec le fromage, local de préférence, fondue, raclette, Étivaz ou Emmental (en Suisse, il y a toujours un fromage local pas loin, qui adore le vin qui pousse à côté des prés où broutent les vaches qui lui donnent leur lait), mais pour les asperges, les fameuses asperges du Valais, le chasselas cède la place à son copain Johannisberg, un cépage local (en Suisse, il y a toujours, pas loin, un cépage local). Étonnante Suisse, étonnants vins suisses : dans ce petit pays, on élève, pour faire du vin, cent trois cépages différents (et vingt-deux pour produire du raisin de table), alors que les vignerons français en cultivent à peine cent trente, certains, de manière confidentielle (l’Abondant, par exemple, sur deux hectares, en Moselle). Le vignoble suisse n’occupe pourtant que 15 000 hectares (l’équivalent du seul vignoble alsacien), à comparer avec les 380 000 hectares du Languedoc-Roussillon ! On comprend, du coup, que les vins d’Helvétie soient si peu connus, que leur prodigieuse diversité soit ignorée : ils ne sont pas ou peu, très peu, exportés. Les Suisses boivent tout leur vin, sans se faire prier, ils sont tout de même obligés d’importer, de France et d’ailleurs, Italie, Espagne, Australie, Amérique et Afrique du Sud, soixante pour cent de leur consommation !

Par monts et par Vaud

De Vevey à Montreux, puis à Lausanne, dans les vignobles du Lavaux, on regrette que la tradition du petit blanc de midi se perde : la faute aux jeunes générations… Ici, le chasselas pousse sur des pentes abruptes, face au Lac qui scintille, et ici, on appelle « spécialité » tout ce qui n’est pas chasselas. Les vignobles du Lavaux, qui viennent d’être classés patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO, profitent, dit-on, de trois soleils : celui qui brille dans le ciel, celui qui se réverbère dans le Lac et celui qui le réchauffe la nuit, après s’être tapi le jour dans les murs de pierres sèches qui séparent les parcelles escarpées, parfois minuscules, construites en terrasses. Ils sont excellents, ces vins du Lavaux : la plus fabuleuse de la demi-douzaine d’appellations est sans doute le Dézaley, comme le Grand Cru La Borne de chez Testuz, élevé en barriques. On l’élève en barriques, le chasselas ? Cela fait sourire quelques vignerons : du chasselas en barrique, c’est du jus de planche ! C’est qu’en La – vaux, on est parfois de mauvaise foi. On a son tempérament, son caractère : pour s’en persuader, il faut oser une dégustation chez Michel Blanche, au Domaine de l’Aucret (qui produit aussi du Calamin, de l’Épesses et du Saint-Saphorien). Ses vins, atypiques, ont autant de personnalité que lui ! Il explique que le chasselas est très influencé par son terroir. Il n’aime pas trop l’eau et le vent, le chasselas, sauf le foehn, le vent chaud des Alpes qui le ventile en douceur, sans le brusquer.

22, la revoilà !

Les Suisses sont suisses, tellement suisses qu’on ne peut que les aimer. Être Suisse, c’est assumer un brin de folie, un grain d’originalité, une détermination juste à toute épreuve que rien, ni personne ne peut faire fléchir, ni l’appât du franc, ni les sirènes du tourisme, ni les trompettes de la rentabilité. Prenez la Confrérie des Vignerons de Vevey : elle organise une Fête du vigneron… tous les vingt-deux ans. Pourquoi tous les vingt-deux ans ? Parce que c’est la tradition. Attention, on se situe à l’opposé de la fête de village ! En 1999, elle a duré plus de quinze jours, la Fête du vigneron, elle a coûté 54 millions de francs suisses et a ras – semblé cinq mille acteurs et figurants ! En se quittant, les bacchanales terminées, ils se sont sans doute salués, à la Suisse : à tout bientôt ! tu reviens dans vingt-deux ans ? ou bien, sûr que je reviens dans vingt-deux ans, mais je serai peut-être un peu en retard, j’ai rendez-vous chez mon dentiste. Les Suisses sont des marrants, des philosophes : du chasselas, ils disent que c’est un vin sage, un vin d’homme marié, tandis que le calamin, un vin vigoureux et énergétique, est celui des célibataires.

Le vin d’ici en déci

Vers la fin du XVIII e siècle, les vignerons du Lavaux écoulaient leurs stocks, du 1er novembre au 1er mai, en abreuvant, dans leur cave, les voyageurs et les villageois. Il leur était défendu de servir la moindre nourriture, de vendre des bouteilles bouchées, ou du vin d’un autre domaine. Ils signalaient leur présence en accrochant au-dessus de leur porte des branches de sapin, ou un bouquet de feuillage : c’est d’ailleurs l’origine du fameux bouchon lyonnais, bouchon vient de “bousche”, “petit buisson”. Ils servaient leur vin « à la pinte », une unité de mesure qui a disparu lorsque le système métrique a été adopté : elle contenait 0,931 litre à Paris, et un litre en Suisse. Les Suisses, il faut l’avouer, ne sont pas simples : si, au cours d’une randonnée, vous voulez vous désaltérer d’un ballon de blanc (ce serait dommage de craquer pour un soda), il vous faut demander au barman “deux décis”, pour deux décilitres : il vous versera vingt centilitres. En gros, “un quart de blanc”, une topette, quoi, c’est “trois décis”, pas loin d’une picholette (trois décis et demi). Au restaurant, un pichet d’un demi-litre devient donc “cinq décis”. L’unité de mesure a donné son nom aux cafés de village : dans le canton de Vaud, une Pinte, c’est un morceau de patrimoine, un lieu de rencontre, d’échange, de vie, parfois le seul du village, un point de rendez-vous. C’est un café traditionnel, familial, qui fait aussi restaurant : dans le Nord, ce serait un estaminet, au Sud, une bodega. C’est au pied de ses tables que s’enracinent les traditions gourmandes : on y mange simple, local, terroir, léger ? non : des fondues, des saucisses, du saucisson, des vrais filets de perche du Lac, de la Tomme vaudoise, de la truite sauvage, des charcuteries de montagne, des volailles de “chez le voisin”, des tourtes au fromage… On y boit du vin du coin, à base de chasselas, évidemment. Seule différence avec les caves d’antan : les enseignes de fer forgé, décorées, peintes, colorées, ont remplacé les buissons. Certaines Pintes sont devenues des Institutions, comme la Pinte Besson, au centre de Lausanne, ouverte en 1780, d’autres restent confidentielles, parfois, elles ne payent pas de mine : il faut oser entrer, il faut savoir les dénicher … Un peu comme le chasselas, qu’il faut savoir apprécier.